« Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi , devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui paradoxalement , est peut-être notre moteur le plus sûr. »
Ces mots de Nicolas Bouvier résonne en moi depuis longtemps. Depuis que j’ai découvert « L’Usage du monde », j’ai moi aussi voulu apprendre à l’Université de la route. « Lorsque le désir résiste aux premières atteintes de bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon. »

Et c’est armé de cette incertitude que le 1er août 2005, je suis parti accompagné de Ludovic pour la plus grande aventure de notre vie : une traversée de l’Asie intégralement à vélo par sa partie la plus étroite, la plus difficile, la plus haute et la plus inoubliable : le Tibet.

De Pékin , nous avons longé le Fleuve Jaune, le Huang He sur plusieurs centaines de kilomètres, atteint la Mongolie intérieure aride et surchauffée, joué au billard dans des auberges isolées au coeur de plaines immenses.

lPuis la province de l »Amdo est apparue et que nous avons traversé sous la pluie et dans la boue de pistes devenues impraticables.

Nous y avons connu le découragement, avons dû puiser loin dans nos forces en poussant autant nos vélos que pédalant dans la fange, lestés de kilos de boue collante qu’il fallait régulièrement retirer. Des monastères et des moulins à prières commencèrent à apparaitre en même temps que les robes rouges des moines bouddhistes.

L’Amdo est le premier haut plateau tibétain lorsqu’on arrive de la large vallée du Huang He. Situé à 3000m d’altitude en moyenne, les paysages sont des successions de montagnes arrondies et verdoyantes. Mais battues par les pluies. Avancer demandait un déploiement de forces gigantesque qui nous laissait chaque soir ivres de fatigue.

Et puis un jour… Stupéfaction en sortant au petit matin de nos tentes posées dans un campement de yackiers Goloks : les vélos avaient été dérobés dans la nuit. L’abattement puis la colère ont été des sentiments qui nous ont traversé. Mais que pouvions-nous faire ?

Notre projet était à cet instant annihilé. Réduit à l’état de cendres. Là où nous étions, il était impossible de retrouver des vélos suffisamment adaptés pour franchir l’Himalaya et le temps nous était compté pour atteindre Calcutta que nous devions atteindre début novembre. L’impasse totale. Un cauchemar éveillé. Nous n’avions absolument aucune idée de quoi faire à ce moment. Privé de nos vélos, nous étions comme des oiseaux sans ailes : incapables d’imaginer la suite.

Qui a appelé la police chinoise ? Nous ne le saurons jamais. Nous n’avions pas de téléphone. Ne connaissions que vaguement notre position sur une carte au 1.500.000ème. Un binôme se chargea d’enquêter dans le campement avant de nous descendre dans la vallée quelques kilomètres plus bas. Les policiers nous demandèrent d’attendre à l’hôtel. Une attente interminable avant que la nuit suivante vers minuit, on frappe à la porte : « nous avons retrouvé vos vélos ».

Comme Ludovic, je sentis un immense soulagement. Une joie de rescapés nous traversa. Le voyage allait pouvoir reprendre. Le rêve se poursuivre. L’impossible était à nouveau possible. Plus rien ne pouvait nous arrêter à partir de cet instant.

Trois jours plus tard, nous franchissions à minuit trois barrières de contrôle d’accès pour le Tibet, sans permis, qu’il était de toute façon utopique d’espérer obtenir en voyageant à vélo. Nous avons pénétrer la forteresse du monde en parvenant à 4h du matin, un col à 4700m d’altitude. Nous avons alors pédalé toute la nuit et tout le jour suivant, sautant dans les fossés à chaque fois que des camions arrivaient en face. Et c’est perclus de fatigue après une nuit blanche à pédaler qu’une famille tibétaine nous accueillis. Nous avions réussi. Cent quatre-vingt kilomètres nous séparaient désormais des postes de contrôle.


Et puis un soir, tout s’écroula. Cela faisait huit jours que nous cavalions comme des repris de justice, sans hygiène, ne mangeant pas à notre faim. Ce soir-là nous avions alors décidé de nous octroyer une chambre d’hôtel à Chamdo pour refaire correctement notre bagage. Nous n’en avons pas eu le temps. La tenancière scrupuleusement, avait appelé la police pour venir contrôler deux étrangers. Nous étions refaits. Il fallu attendre pendant des heures dans le commissariat, l’arrivée du traducteur en anglais, quand tomba la sentence : « vous devez quitter immédiatement la région par le premier bus ! » La policière intraitable appela la gare routière mais le dernier bus de la journée venait de partir. Nous avions donc quelques heures de répit.

Renvoyés à notre hôtel, nous avons raconté à la tenancière que nous allions faire un tour en ville et que nous allions revenir. Méfiante comme une belette, elle nous rendis tout de même nos vélos. Une heure plus tard, nous étions en fuite, fendant la nuit avec une peur d’évadés. Huit jours durant, nous pédalerons uniquement lorsque la nuit tombait. Nous cachant le jour. Des cinq cents kilomètres de ce Tibet là, nous n’aurons vu que des silhouettes de montagnes éclairées par la lumière blafarde de la Lune dans des cieux absolument magiques. A 4000m d’altitude, le ciel n’avait jamais été si proche. Le froid et les secousses de la piste nous tenait en éveil. Et puis un jour, à Bayi, nous atteignîmes la fin de la zone interdite aux étrangers, non sans avoir encore été inquiétés par la police chinoise qui cette fois nous renvoyait dans le bon sens de la marche : vers Lhassa, la cité longtemps interdite aux étrangers.

S’en suivirent quelques jours heureux et paisible le long du large Brahmapoutre. Même la route s’était assagi. Nous en avions terminé avec les permis et les tracas administratifs ; la sérénité avait regagné nos esprits. Et c’est accompagné de Zhang, un voyageur à vélo chinois venu de Chengdu, que nous avons parcouru les derniers jours avant de voir apparaitre au loin, le Potala.

L’air était si pur que l’on pensait en être très proche. Mais il nous fallu une demi journée de vélo pour arriver à son pied. 5000 kilomètres nous séparait déjà de Pékin. Le rêve était en marche, le chemin encore long et hérissé de cols hauts comme des montagnes. Le plus beau était à venir.


C’est à partir de Lhassa que nous allions commencer à nous confronter à L’Himalaya, la plus haute chaine montagneuse du monde. Tenter de nous élever sur les pistes des cols à plus de 5000 m d’altitude, dans l’air cristallin est un véritable exercice de patience. La route nous avait enlevé tout le superflu. Chaque objet que nous possédions était devenu indispensable. Nos corps aussi avait considérablement fondu. Même nos pensées étaient aiguisées par des semaines d’ascèse et de mille paysages vus. De mille personnes rencontrées. « Un pas vers le moins est un pas vers le mieux » écrivait encore Nicolas Bouvier. Nous étions débarrassés de tout ; il ne nous restait plus que l’essentiel. Deux mois de voyage nous avait nettoyé de tout.

Nous progressions à 10km/h dans des décors de genèse, dans le froid mordant du matin, puis rôtis par le soleil à la mi-journée avant que l’ombre ne l’emporte sur la lumière et que l’air glacé ne descende des montagnes sur notre frêle campement. La vie que nous menions était une vie fantastique mais dénuée de tout confort. Il fallait s’éreinter sur de mauvaises pistes pour avancer, souvent le ventre vide. Ce que nous donnions en sueur, nous le recevions en émerveillement.

Et puis un jour, à la faveur d’un léger virage sur la gauche, la face nord de l’Everest. Un rêve d’adolescent se réalisait. Ce qui constituait l’ossature de l’existence, c’était des instants comme celui-là que l’on s’empressait d’enfouir dans sa mémoire pour aller le chercher à volonté plus tard. Notre séjour au Base Camp, à 5200m d’altitude fut vécu comme dans un rêve, avec la certitude de vivre le jour le plus fort de notre vie.

Puis la piste nous reprit. Je me souviens d’un parcours aux confins du ciel, d’un parcours si haut que plus rien ne poussait et que même les pierres semblaient souffrir. Nous avions le sentiment de léviter. Le ciel était si bleu qu’il en était presque noir. Nous avons alors franchi plusieurs petits cols, ne redescendant jamais en-dessous de 4700 m d’altitude. Je me souviens aussi d’avoir connu un moment d’euphorie physique, un moment d’extase qui ne s’est plus jamais reproduit, un sentiment de bien être absolu où même l’effort physique que demandait un col à 5200 m pour être gravi semblait aboli.

C’est après la double passe de Lalung et de Yarle qu’arriva le point de bascule : nous allions quitter le plateau tibétain par une descente de 180 kilomètres. Ludovic m’avoua à cet instant qu’il laissait quelque chose de lui ici-même. Comment le contredire ? A l’heure où j’écris ces lignes, ce voyage me hante encore. Vingt années sont passées et le souvenir reste intact, gravé à vie dans mon corps et dans mon âme. Avant d’entamer la longue descente qui allait nous mener au Népal, puis en Inde, avant d’enfourcher ma fidèle bicyclette, je me suis retourné, regardé au loin le chemin visible parcouru en préssentant déjà que plus jamais je ne reverrai ces hautes terres.

La chute commença. Nous allions perdre près de 4000m de dénivelé en deux jours, gagner 30 degrés. Le vert réapparu et la nourriture abondait à nouveau sur les étals des petites échoppes. Nous avions retrouvés la vie. La foule. La chaleur et le bruit. Les odeurs aussi. La vie en altitude nous avait soutiré jusqu’à l’odorat.

Mais rien n’est définitivement acquis en voyage comme dans la vie. La dernière ligne droite, longue de mille kilomètres de Kathmandou à Calcutta, que j’imaginais être une simple formalité après ce que nous avions traversé, se révéla beaucoup plus ardue qu’escompté. L’état des routes, la chaleur suffocante, la dangerosité des conducteurs de bus et des camions fit de cette dernière partie, une véritable épreuve physique et mentale.

Nous slalomions entre les cratères de la route, finissions souvent dans les fossés pour éviter un véhicule arrivant en face toutes sirènes hurlantes avec le trident de Shiva sur le pare-chocs. Notre présence gênerait des attroupements massifs dès que nous nous arrêtions.

C’est seulement à l’avant-veille de notre arrivée que nous avons enfin senti le parfum de la réussite de notre odyssée. A Bansbéria, un peu au nord de Calcutta, nous avons été conviés à une fête que nous avons volontiers associé à la célébration de notre voyage. Plus rien ne comptait ce soir là ; ni la fatigue, ni la chaleur, ni même les moustiques et les chiens errants aboyant toute les nuits. Nous avions une vie entière pour nous reposer. Au son des cuivres de la fanfare bengali, une douce euphorie nous habita ce soir-là.

Deux jours plus tard, c’est au-dessus d’un chaos humain et routier, que se dessina l’arche métallique du pont d’Howrah, notre ligne d’arrivée symbolique. Là, au bout du pont, au bout de 92 jours de voyage, au bout de 7000 km d’aventures, nous nous serrâmes la main, heureux d’être arrivés dans la Cité de la Joie sans avoir dérogé à notre principe du « by fair means », soit par nos propres moyens physiques. Ce que je ne savais pas en arrivant au bout du chemin, c’est que le souvenir de ce voyage allait m’habiter pendant toutes ces années. Comment apprendre à vivre avec tous ces souvenirs ? Comment parvenir à retrouver une vie sédentaire après avoir vécu tout cela ? Comment faire comme si de rien n’était ? On ne peut pas aller et venir à travers le monde sans piper mot disait Kenneth White. Finalement un livre est né, de nombreuses projections ont eu lieu avec le bonheur de partager cette aventure avec beaucoup. Ainsi le voyage s’est prolongé. Encore et encore. Peut-être que ce fut le remède ultime à tout cela.
